PLURILINGUISME

PLURILINGUISME
PLURILINGUISME

Les notions de «bilinguisme» et de «plurilinguisme» restent très générales et désignent sans distinction les usages variables de deux ou de plusieurs langues par un individu, par un groupe ou par un ensemble de populations. Leur emploi ne permet pas, par exemple, de différencier les deux cas extrêmes qui peuvent se présenter sur un même territoire: l’un où deux populations, unilingue chacune, se côtoieraient (des médiateurs bilingues sont alors requis), l’autre où chaque membre des deux populations serait bilingue, à des degrés divers. De plus, l’emploi de ces termes peut se révéler carrément inadéquat dans les situations de formation de nouvelles langues, pidgins ou créoles, où la complexité des processus de contact oblitère, tout au moins sur le plan descriptif, la définition de systèmes distincts. D’autres termes tendent ainsi à s’imposer: celui de situation linguistique complexe, général lui aussi, mais sans les présupposés impliqués par bi- ou plurilinguisme, ceux aussi de bilingualité et de diglossie, plus spécifiques au contraire. La notion de bilingualité vise la manière dont une personne particulière est à même de tirer parti des langues auxquelles elle a accès, tant pour son expression, ses modes de penser que dans ses relations sociales. Par opposition, la notion de diglossie met l’accent sur le fait que, dans une société donnée, deux variétés d’une même langue ou deux langues distinctes remplissent des fonctions sociales et institutionnelles différenciées, généralement complémentaires. Malgré cette complémentarité de fait, la différence des fonctions remplies par chaque langue – l’une connaissant, par exemple, une valorisation socio-économique plus importante, l’autre une expansion populaire plus forte – aboutit, dans la plupart des cas, à affecter les deux systèmes en présence de valeurs positives ou négatives. Les langues deviennent l’objet d’enjeux politiques, économiques, culturels, voire religieux, en même temps qu’elles apparaissent comme le symbole de ces enjeux. De la même façon, on parlera de triglossie ou de quadriglossie.

L’évolution de la terminologie est à mettre en rapport avec, d’une part, des transformations profondes des théories concernant les rapports entre langage et société et, d’autre part, l’évolution de la recherche dans ce domaine. Avec le développement, depuis les années 1960, de la sociolinguistique (sociologie du langage et linguistique sociale), les études des processus de contact du seul point de vue du système des langues ont trouvé des compléments nécessaires et ont souvent permis un dépassement dans la prise en compte des fonctions sociales et psychologiques du langage: les langues servent la communication mais également la signification et la connaissance, les discours auxquels elles fournissent leur matériau font fonction de lien social. Parler, c’est aussi signifier une identité, participer à des mouvements sociaux (que ce soit ou non de manière délibérée), aux processus qui transforment les langues ainsi que les rapports entre elles et ceux qui les parlent.

Un nombre important de disciplines peuvent ainsi être concernées par l’étude des plurilinguismes: principalement la linguistique, la sociologie et la psychologie, mais aussi l’histoire, le droit et l’économie.

1. Les processus intersystémiques

La question que se pose le linguiste est la suivante: que se passe-t-il au niveau de la langue en tant que système quand deux ou plusieurs langues sont employées par un même individu ou par un groupe? D’où une analyse et l’emploi de termes propres à la linguistique: les études linguistiques des plurilinguismes ont donc un caractère à la fois technique et abstrait.

Langues en contact

L’introduction, vers 1950, de la notion de contact dans le domaine de la linguistique a manifesté le propos délibéré d’étudier les bilinguismes du point de vue de la linguistique moderne, par contraste avec celui de la linguistique traditionnelle, science historique préoccupée surtout de l’étude des changements. Dans cette perspective, l’influence qu’une langue peut avoir sur une autre, avant tout par les emprunts que celle-ci lui fait, est l’objet d’une étude à long terme, au fur et à mesure de changements que l’on répertorie et dont on s’efforce de déduire des lois à partir de la succession d’états différents. Or, parler de contact revient à mettre l’accent sur le processus même du contact et sur son explication. C’est affirmer que ce processus doit s’observer dans le fonctionnement même de l’activité linguistique, que c’est là que se situe le moment du contact. Alors, le lieu de contact ne peut être autre que le locuteur. L’observation courante montre que tout individu bilingue, à un moment ou à un autre et de manière plus ou moins marquée, parle l’une de ses deux langues, voire toutes les deux, avec quelques particularités. Généralement, c’est le cas de la langue qu’il connaît le moins bien et qu’il pratique le moins fréquemment. Ces particularités ne ressemblent à aucune autre observée dans l’usage courant de cette langue par les gens dont elle est la première et la seule langue. L’homme de la rue dit d’un Italien ou d’un Anglais qui parle français qu’ils parlent français avec l’accent italien ou avec l’accent anglais; il y reconnaît des traits qu’il suppose venir de l’italien ou de l’anglais. L’hypothèse d’un processus de contact signifie que cette contagion ne se fait pas au hasard mais dans un ordre qui est commandé par les modes d’organisation des deux langues en contact et, pour le dire en termes techniques, par leurs structures. Quels que soient le bilingue, les conditions de son bilinguisme et la situation où il parle, le matériau linguistique se comporte d’une façon qui lui est propre et que son emploi traduit nécessairement.

Le principe du déterminisme structural qui vient d’être énoncé a pu être mis en question dans deux types de situations. Les unes où, dans une communauté largement bilingue, des locuteurs, qui pratiquent avec aisance les deux langues, font couramment appel au sein d’un même discours, d’une même proposition, à des alternances réitérées, comme si elles constituaient un mode de parler différencié des emplois de chacune des deux langues; une telle situation peut être observée en Alsace actuellement. L’autre type de situations est celui-ci: dans des conditions sociales extrêmes (captivité, déportation...), des locuteurs de langues diverses se trouvent contraints à employer une langue commune qui n’est celle d’aucun d’entre eux; ce fut le cas des esclaves exportés vers les Amériques. Un système pidgin se forme alors qui éventuellement deviendra une langue, pidgin ou créole selon le cas.

Diversité et complexité

Sauf cas exceptionnel de purisme, l’emploi de deux ou de plusieurs langues par un même individu, et a fortiori par un groupe, aboutit à la présence, dans un système linguistique donné, d’unités, de modalités d’agencement ou de fonctionnement propres à un autre système. C’est ce type d’interaction que l’on appelle interférence linguistique . Par exemple, un unilingue français entend parler l’allemand qu’il essaie de reproduire oralement. La réception par la voie auditive et l’émission par la voie orale sont ainsi mises en jeu. L’interférence repose sur l’infrastructure psychophysiologique de la parole et s’explique fondamentalement par ce double défilé où ce qui est entendu, l’allemand, n’est pas exactement ce qui a été prononcé mais seulement ce que l’unilingue français en distingue, et où l’allemand reproduit ne l’est qu’imparfaitement, avec les moyens linguistiques propres à l’emploi du français. Ce qui apparaît au profane comme une imperfection, le linguiste l’étudie comme un résultat de l’interférence de l’emploi d’un système linguistique dans l’emploi d’un autre système. L’analyse des deux systèmes en contact permet de dégager le type d’organisation qui fixe le statut fonctionnel de l’unité ou du mode d’agencement interférant, dans sa langue d’origine comme dans sa langue d’accueil. Il est alors possible d’expliquer, voire de prévoir les transformations que peut subir l’élément interférant en passant d’une langue à l’autre, et les transformations éventuellement subies par le système d’accueil du fait de sa présence.

Une première distinction s’impose entre l’interférence dans l’immédiateté du discours et ses résultats dans l’histoire de la langue. Par exemple, une personne rentrée récemment des États-Unis emploie le mot anglais computer sous une forme francisée, mais elle abandonne rapidement l’usage de ce terme pour celui d’«ordinateur». À l’inverse, tous les petits Français emploient le mot «foot» pour désigner les jeux où l’on tape du pied dans un ballon: ils l’ont appris de leurs aînés comme un terme de la langue courante commune, le français. Au sens strict du terme, nous ne pouvons parler d’interférence que dans le premier exemple. Dans le second, ce qui apparut à une époque antérieure comme une interférence est devenu partie intégrante du français et ne justifie plus cette appellation.

L’emploi éphémère de computer , l’emploi durable de foot dans des énoncés en français sont des exemples d’emprunt. Mais l’emprunt n’est qu’une des nombreuses modalités de l’interférence particulièrement facile à identifier, à cause de l’évidente intrusion qu’il représente. Dans d’autres cas, il n’y a pas à proprement parler d’intrusion. L’interférence est celle d’un ordre syntaxique; par exemple, un enfant alsacien pourra dire: «Je veux une glace manger» (il applique ainsi à l’énoncé français l’ordre syntaxique allemand qui rejette le verbe en fin de proposition); ou encore celle de l’absence d’une différenciation phonologique: le même enfant alsacien prononcera «beau» et «pot» avec la même consonne douce sourde à l’initiale, appliquant ainsi au français le système phonologique du dialecte alsacien d’où l’opposition sourde-sonore est absente.

La notion d’interférence recouvre ainsi des processus divers auxquels le linguiste applique la grille d’une double articulation d’unités. Les «mots» que chacun sait reconnaître sont composés d’une ou de plusieurs unités de première articulation, les monèmes. Ainsi, dans « travaillons», on reconnaît deux monèmes dont les fonctions ne sont pas les mêmes, travail(l)- et -ons , unités minimales définies par leur sens (le signifié) et leur forme (le signifiant). L’interférence, nous allons le voir, va opérer selon des modalités complexes par rapport à ces unités et à leur différentes fonctions. La forme vocale des monèmes s’articule à son tour en unités plus petites, appelées phonèmes. Dans un monème comme /bal/, chacun des trois phonèmes est distinct de tous les autres et il suffit d’en changer un seul pour obtenir un monème différent, /mal/ par exemple. Si les unités de première articulation constituent un inventaire illimité où la fonction principale de chacune est significative, les unités de seconde articulation sont en nombre limité, une trentaine pour le français, leur fonction principale étant distinctive. Elles constituent un système compact qui offre une forte résistance à l’interférence, tandis que les unités de première articulation, organisées de manière plus complexe mais également plus lâche, offrent à l’interférence un terrain plus favorable.

Interférences lexicales et emprunts

L’interférence détermine, dans le domaine du lexique, deux grandes catégories de transfert: l’emprunt (loanword ), qui fait passer un mot tiré d’une langue dans l’usage d’une autre (ex. living-room ), et le calque (loanshift ), qui soit introduit le mot étranger sous une forme traduite, utilisant généralement deux ou plusieurs mots de la langue d’accueil (ex. salle de séjour ), soit met en correspondance l’emploi d’un emprunt avec un signifiant de la langue d’accueil – par exemple, en français du Canada, le mot «introduire», au sens de l’anglais introduce , c’est-à-dire «présenter». Le terme d’emprunt est employé sans acceptation rigoureuse: il désigne à la fois l’acte d’emprunter et l’élément emprunté, même après son intégration. En réalité, chaque emprunt pourrait être traité comme un indicateur des processus structuraux du contact mais aussi de l’histoire de la langue et de ses emplois.

Le changement permanent qui affecte le trésor lexical d’une langue est en partie dû à l’importation de termes nouveaux, empruntés à d’autres langues. Comparativement aux autres unités de la langue, les unités lexicales passent facilement d’une langue à une autre. Un contact réduit y suffit, une publicité par exemple. Toute langue présente des «lacunes» lexicales que des emprunts peuvent venir remplir.

Dans tout inventaire d’emprunts, certains types d’unités se trouvent plus souvent représentés que d’autres, les noms occupant sans doute la première place et les affixes grammaticaux susceptibles de flexion, la dernière. D’où la question du rapport à établir entre la structure de la langue et la résistance aux importations. La réponse n’est pas simple. Le plus souvent, la résistance majeure aux importations lexicales dépend des facteurs socio-culturels bien plus que de facteurs proprement linguistiques. La guerre menée en France contre les anglicismes en est un exemple.

Interférences grammaticales

Plus généralement qualifiées de transferts grammaticaux, de telles interférences se produisent lorsque des modalités d’ordre, d’accord, de sélection ou de modification automatique propres à une langue sont appliquées à des segments d’une autre langue. Il arrive, de plus, que les modalités grammaticales obligatoires dans la langue d’accueil ne soient pas appliquées aux unités empruntées. Contrairement aux interférences lexicales qui peuvent infléchir l’histoire d’une langue, dans le cas d’un bilinguisme de masse par exemple, les interférences grammaticales ne semblent pas affecter en profondeur leur langue d’accueil.

Il est facile de donner des exemples d’interférences syntaxiques: ainsi lorsqu’un petit Alsacien applique l’ordre syntaxique de la proposition allemande. Il est également facile de donner des exemples d’interférences imputables aux différences entre les formes d’accord. En français, l’adjectif attribut s’accorde en genre avec le sujet («la maison est blanche, le rideau est blanc»). En allemand, bien qu’il y ait accord de genre entre l’adjectif et le nom, il ne s’applique pas à l’adjectif attribut. Le bilingue allemand-français sera donc tenté de dire «la maison est blanc». Le bilingue français-allemand, par contre, sera tenté de ne pas observer l’opposition entre datif et accusatif appliquée en allemand pour distinguer le mouvement «sur place» du mouvement «vers».

De manière plus générale, la sélection automatique des variantes marquées, dans les conjugaisons, les déclinaisons, etc., est le terrain d’interférences nombreuses, par omission le plus souvent. Mais de tels écarts grammaticaux sont, en réalité, rarement source d’incompréhension. Le manque de vocabulaire et la prononciation d’un locuteur étranger représentent généralement un handicap plus important.

Interférences phoniques

L’étude contrastive des systèmes en contact montre que les inventaires de leurs phonèmes ne coïncident pas et permet, dans une très large mesure, de prévoir les comportements de l’apprenant. L’absence de phonèmes équivalents est une première cause d’interférences, mais ce n’est pas la seule. Des phonèmes peuvent, en effet, avoir des qualités fort différentes, ainsi /r/ anglais et /r/ français. De plus, ils peuvent différer largement par leur statut fonctionnel. Le [ face=F3210 ü] anglais est une consonne orale dont les traits distinctifs sont d’être voisée, apicale et fricative. Un phonème semblable existe en espagnol, mais sans que le caractère fricatif soit toujours distinctif. Un bilingue espagnol-anglais risque ainsi de ne pas discerner ce trait. Par hypodifférenciation, il aura tendance à réaliser un [d], conformément aux règles que l’espagnol applique à la distribution entre [ face=F3210 ü] et [d].

En règle générale, si, pour un phonème donné, dans un contexte donné, un trait est toujours présent ou toujours absent dans deux langues différentes, on peut prévoir qu’un bilingue suivra des normes unilingues. Si, par contre, le trait se présente dans sa langue dominante comme une variante libre et qu’il est, selon les cas, présent ou absent dans sa seconde langue, l’interférence se produit irrégulièrement. Il en est ainsi pour la production de la sonorité consonantique quand un Allemand du Sud s’exprime en français.

Une autre cause d’interférence phonologique réside dans le fait que, même lorsque deux langues en contact partagent certains phonèmes, ces derniers peuvent obéir à des modèles de distribution différents. Par exemple, /p, s, š, r/ sont des phonèmes français et anglais, mais la série initiale /šr-/ ne se présente pas en français, et /ps-/ ne se rencontre pas en anglais.

Les traits prosodiques donnent lieu à des interférences qui obéissent à des processus similaires. Par exemple, en français, l’unité d’accentuation est le mot ou le groupe de mots dont la dernière syllabe porte un accent d’intensité. En allemand, par contre, l’unité d’accentuation n’est pas le groupe rythmique, mais le lexème dont une seule voyelle, généralement la première, reçoit l’accent. L’interférence de l’accentuation de l’allemand sur celle du français se manifeste par la présence, inattendue, de l’accent tonique sur la première syllabe de chaque lexème. Par contre, un Français qui apprend le russe aura tendance à ignorer ou à confondre les schèmes accentuels qui spécifient les mots de cette langue.

Des systèmes bouleversés: alternances et langues nouvelles

Le modèle du contact interlinguistique appliqué jusqu’ici présuppose que chaque système en présence est distingué sans ambiguïté tant par les locuteurs qui l’emploient que par les linguistes qui le décrivent comme une entité aux limites précises. Un tel modèle est largement redevable au type d’objet que définissent les théories scientifiques: ici l’objet structural de la linguistique moderne; il est également étayé par la définition de certaines langues comme objet constitutionnel, donc juridique, avec le normativisme que cela entraîne (c’est le cas pour le français), et par les stéréotypes des locuteurs à propos de leurs propres parlers (le français serait une langue, le patois non). Les connaissances plus approfondies que nous avons aujourd’hui de situations linguistiques en voie de changement rapide attirent l’attention sur la part qu’occupent de telles constructions dans notre savoir: en certaines circonstances les langues peuvent devenir des systèmes à bords flous.

L’alternance de langues ou code-switching peut illustrer un tel devenir. Considérée autrefois comme une aberration commise par des locuteurs incapables de maintenir séparées leurs différentes langues, l’alternance est aujourd’hui traitée comme une stratégie communicative. Loin d’avoir un statut d’exception, ce mode alterné est attesté dans des parties du monde aussi variées que l’Inde, l’Afrique du Sud, les États-Unis et différentes régions d’Europe. Il ne s’agit plus alors d’éléments empruntés par ignorance du terme adéquat ou comme le seraient des citations, mais du fonctionnement d’un répertoire partagé au sein d’un groupe ou d’une communauté. Dans un tel répertoire, il n’y a pas de phrase complète, et parfois même pas une proposition ou un syntagme autonome qui puisse être attribué à une seule des langues. Les connotations de chacune des langues peuvent ainsi être cumulées et, de surcroît, l’alternance donne lieu à un contraste lui-même porteur de signification. Quel est l’avenir d’un tel répertoire? Constitue-t-il une étape vers la formation d’une langue différente résultant de l’intrication des langues primitivement présentes, ou bien ne sera-t-il qu’une étape vers l’assimilation d’une des langues au profit d’une autre? Ces différents cas peuvent sans doute se présenter.

L’alternance se produit généralement à une limite fonctionnelle: à la fin d’une proposition, d’une expression, à l’intérieur de celle-ci; elle peut également intervenir à des places où l’agencement de la proposition ne la laisse pas prévoir. La théorisation de tels processus reste hypothétique: on préconise une grammaire qui inclut, à un certain niveau d’abstraction, des schèmes communs aux langues en présence, ou bien on admet que toute alternance est d’abord un procédé pragmatique à but communicatif, qu’elle viole ou non les règles fonctionnelles de l’une ou l’autre langue, qu’elle soit ou non accompagnée d’hésitations, de répétitions ou d’autres disjonctions propres au langage parlé.

De nombreux processus d’affaiblissement ou de perte des distinctions entre systèmes peuvent être décrits dans toute situation sociale limite où un locuteur, ou bien un groupe de locuteurs, est placé dans des circonstances étrangères telles que ses repères langagiers et culturels d’origine ne s’appliquent plus. Certaines de ces situations sont éphémères: celle de l’explorateur de jadis, voire du touriste d’aujourd’hui, ou encore celle de l’étudiant qui apprend une seconde langue; les transformations que l’on observe restent alors généralement sans lendemain. Sur le plan descriptif, elles peuvent cependant être mises en rapport avec des transformations analogues, durables celles-ci, qui aboutissent à la formation de langues nouvelles dans des conditions de bouleversement de la vie qui sont celles, en général, des migrations. Migrations de la main-d’œuvre d’un pays à un autre, d’un continent à un autre, migration massive vers les villes qui semble aujourd’hui être un phénomène d’échelle mondiale, cas de ces migrations obligées qui accompagnèrent l’esclavage. Dans ce dernier cas, la formation d’un pidgin découle de la nécessité de communiquer où se trouvèrent, face à leurs maîtres, des membres de communautés différentes, cela dans des conditions de grossière inégalité. Un parler commun se développe alors, qui n’est la langue d’origine d’aucune des personnes présentes. Un tel parler puise généralement la majeure part de son matériau lexical dans la seule langue d’intercommunication et de référence commune, celle des maîtres ou des colonisateurs. Il se caractérise par le fait que la forme et les potentialités fonctionnelles de ce matériau sont interprétées selon des schèmes d’emploi des langues d’origine, et davantage encore par des processus de réduction et de simplification dont la description reste incomplète et la théorisation difficile. De tels processus écartent, pour un temps, la plupart des procédés qui contribuent à l’organisation syntaxique et à la redondance (absence générale des désinences, des prépositions, conjonctions, etc.) et limitent l’extension sociale de tels parlers. Il arrive cependant qu’ils deviennent langue commune: ils ont regagné alors une certaine complexité fonctionnelle et peuvent servir à un ensemble étendu de fonctions sociales. C’est le cas aujourd’hui du pidgin bislaman à Vanuato, langue officielle et écrite du pays, mais toujours seconde langue pour les locuteurs. Dans d’autres cas, généralement ceux des communautés d’esclaves aux Antilles, le pidgin devient plus utile pour chacun que sa propre langue d’origine: les enfants l’enútendront quotidiennement et grandiront en apprenant à parler dans cette langue. Le pidgin prend alors statut de créole et se transforme encore par la mise en place de nouveaux moyens fonctionnels. Plus récemment, on a pu montrer que la pression permanente des institutions et surtout celle de l’école tendent à faire évoluer le parler de la communauté créole vers la forme normative de la langue dont ce créole tient l’essentiel de son fonds lexical. En Jamaïque, par exemple, il y a fusion progressive du créole avec l’anglais, fusion qui relie de manière continue un extrême de l’emploi du créole, représenté par les parlers ruraux, à un extrême citadin et cultivé qui se caractérise par l’emploi d’un anglais à norme locale.

Des variantes de tels processus se sont sans doute déroulées dans bien des régions du monde, à des époques différentes. Aux Indes, les deux formes de l’hindoustani, dont l’une fut influencée par le persan et l’autre par le sanskrit, sont devenues l’urd et le hind 稜. En Extrême-Orient, les pressions différentes exercées sur le malais en Indonésie et en Malaisie ont abouti à des changements déjà importants dans son lexique et sa graphie, au point qu’il est justifié de se demander si la langue ne va pas se scinder. Devant de telles situations, la question se pose de savoir à partir de quel moment on doit reconnaître une ou plusieurs nouvelles langues. La linguistique n’offre pas de réponse tranchée à une telle question, elle procède à l’analyse descriptive et historique des états de langue qu’elle rencontre et laisse aux autres sciences sociales le soin d’étudier les conditions dont différents groupes humains font dépendre les dénominations qu’ils donnent à leur langage.

2. Langage et société

Comme les premiers bilinguismes sont contemporains des premières migrations et des premiers contacts entre populations parlant des langues différentes, on ne saurait dater précisément l’époque à laquelle ils remontent. En Afrique, bien des sociétés connaissent de tradition la pratique de deux ou de plusieurs langues, pour des raisons d’exogamie par exemple ou, plus généralement, pour des raisons de commerce. C’est dans notre tradition que celui qui parle une autre langue est considéré comme un barbare.

Bien plus près de nous dans le temps et dans l’espace, différents processus ont contribué à la formation de groupes humains bilingues et plurilingues de plus en plus nombreux: au premier plan, il faut citer la création des États et la centralisation qu’elle entraîne généralement, ainsi que la généralisation de la scolarisation et l’extension des réseaux de communication, surtout par les grands moyens de diffusion que sont la presse, la radio et la télévision. Dans l’histoire européenne, par exemple, le développement des États modernes est étroitement lié à l’idée de nation et, à travers elle, à celle de langue nationale, symbole et instrument d’une unité qui entraîne le plus souvent l’assimilation progressive des groupes linguistiques minoritaires. Les mutations entraînées par le développement industriel et les modes de vie, généralement urbains, que ce développement requiert, semblent avoir pour corrélat la disparition à terme ou, en tout cas, l’extrême affaiblissement de langues qui ne sont pas celles de pouvoirs industriels. C’est le cas en France du breton, de l’ensemble des langues d’oc aussi. Mais, même dans les cas où, contrairement à ce qui s’est passé en France, de telles langues, dites minoritaires, ont bénéficié de moyens constitutionnels dès la première moitié du XXe siècle, leur emploi tend à se restreindre. Il en va ainsi du gaélique d’Irlande et du frison dans le nord de la Hollande.

Dans les États fédératifs multinationaux tels que la Fédération de Russie ou la Suisse, l’enseignement fondamental est donné dans la langue traditionnelle du territoire, mais une deuxième langue est toujours enseignée dès le niveau primaire. Dans de tels cas, une des langues, celle de la capitale politique généralement, ou celle des régions offrant le plus d’emplois, tend à être privilégiée, principalement dans les domaines administratifs et scolaires. À l’extérieur de l’Europe, la colonisation des grands continents a conduit à des situations linguistiques de complexités diverses dont on trouve l’exemple aux États-Unis ou au Canada. Dans les pays coloniaux, la langue scolaire et administrative fut généralement la langue officielle d’État du pays colonisateur: en Côte-d’Ivoire, le français; en Inde, l’anglais, qui reste aujourd’hui la langue d’information commune aux différents États de l’Union; en Afrique noire de même, où la langue la plus répandue est encore l’anglais. Dans les pays nouvellement indépendants, de l’Amérique centrale à l’Afrique et à l’Asie, les langues parlées sont multiples; la définition récente des États y interfère avec les situations locales, à cause de la définition des langues de la scolarisation, des langues officielles, voire d’une ou de plusieurs langues dites nationales, qui peuvent être différentes les unes des autres et alourdissent des situations souvent déjà complexes.

La connaissance des rapports entre langage et société s’est approfondie en même temps que se développait, depuis les années 1960, la sociolinguistique dont ils constituent l’objet. L’extension récente de ce domaine de l’étude du langage est liée aux mouvements de revendication nés de l’inégalité sociale, marquée et aggravée comme elle l’est généralement par la moindre connaissance, voire l’ignorance de la forme normalisée de la langue (standard ) dont dépendent résultats scolaires et succès social. On admet aujourd’hui que de telles situations linguistiques complexes sont la règle plutôt que l’exception, qu’il s’agisse de celle des Noirs aux États-Unis, des différents groupes d’immigrés que l’on rencontre un peu partout dans le monde actuellement ou des minorités régionales en Europe et ailleurs.

Plurilinguisme et fonctions sociales des langues

Quand deux ou plusieurs langues, ou variétés de langues, sont parlées dans une population, la répartition des fonctions entre les langues est généralement stable et elle intervient elles-même comme un facteur de stabilité de la situation aussi longtemps que ces fonctions ne sont pas remises en question par l’évolution technique et culturelle de la société. Ainsi, en Inde, à la frontière du Maharashtra et du Karnataka, quatre langues sont en contact depuis des siècles, dans des rapports qui s’expliquent par la séparation marquée entre vie publique et vie privée.

Un certain nombre de tentatives ont été faites pour répertorier les fonctions remplies, dans des situations plurilingues, par les différentes langues en présence. Ces inventaires varient selon les sociétés considérées, les principales fonctions sociales du langage ayant trait à la sphère d’activité (la famille, l’église, l’école, l’occupation professionnelle), au moyen de communication employé (la presse, la correspondance privée, le sermon), au style, au type de sujet abordé, à la distance interpersonnelle (l’existence ou non d’une intimité). Le modèle de la distribution le plus simple est celui de la diglossie: la répartition des langues se fait entre deux variétés d’une même langue: l’une écrite et presque exclusivement réservée aux fonctions sociales liées à l’écriture – littérature, enseignement, liturgie, certaines cérémonies formelles –, l’autre non écrite, employée couramment dans la vie quotidienne par l’ensemble de la population. Ce fut le cas, par exemple, de l’arabe coranique en face des différentes variétés d’arabe parlé. Appliqué d’abord à de telles situations, l’emploi de la notion de diglossie est aujourd’hui plus général, quelle que soit la situation de contact.

La stabilité des langues est directement tributaire des fonctions qu’elles remplissent. Ainsi, les formes employées pour l’écriture sont plus stables que les formes parlées; elles sont l’objet de pressions conservatrices importantes, surtout quand les textes qui les emploient ont un caractère sacré ou religieux (le Coran, par exemple). Quand, de plus, elles ont servi une tradition littéraire importante, elles tendent à se confondre avec cette tradition elle-même et à être vénérées autant qu’elle. De nos jours, de nombreuses sociétés confient une partie de leur rôle éducatif à des textes écrits. Mais, quand une langue est exclue de certaines fonctions génératrices de prestige, tel l’emploi officiel dans les affaires de gouvernement, elle se trouve dévalorisée et n’oppose plus d’obstacle important à son étiolement.

La diglossie peut alors constituer une étape transitoire entre deux états d’unilinguisme, comme cela a pu être observé dans certaines régions bilingues, utilisant le hongrois et l’allemand en Autriche, ou le gaélique et l’anglais en Écosse; là, en l’espace de trois à cinq générations, la langue d’origine locale a été abandonnée au profit de la langue d’État. De manière plus générale, on constate que l’affaiblissement des langues régionales en Europe se conforme à un certain modèle à l’intérieur duquel opèrent deux oppositions qui additionnent leurs effets, entre d’une part générations âgées et plus jeunes, et d’autre part entre milieux et modes de vie ruraux et urbains. C’est le cas de bien des contrées en France où des langues régionales sont en voie de disparition, malgré leurs traditions littéraires et culturelles; elles ne sont plus employées que par les vieux à la campagne. Des expériences qui tendent à l’instauration d’un « bilinguisme de masse», comme on le voit aujourd’hui en Catalogne, vont-elles contrecarrer un tel type d’évolution? Il est trop tôt pour le dire. Les corrélations sont ici quelque peu différentes: l’unilinguisme castillan, celui des immigrés des régions pauvres du Sud de l’Espagne, est circonscrit à des zones urbaines assez délimitées, le bilinguisme catalan-castillan est quasi général parmi les adultes d’origine catalanophone. C’est dire que la plus grande résistance est offerte par le castillan qui, à l’échelle de l’État et de sa capitale politique, bénéficie d’un statut de pouvoir.

Les possibilités du schéma diglossique, même adapté en termes de tri- ou de quadriglossie, peuvent s’avérer insuffisantes face à la complexité de situations où le découpage social n’est pas produit par la définition des États politiques, par l’industrialisation, ses classes sociales et les dialectes qui les caractérisent. Un exemple parmi bien d’autres est celui de la basse Casamance (sud du Sénégal) où la population est composée d’une mosaïque d’ethnies, chacune ayant sa langue propre mais non pas un lieu particulier d’habitat, l’espace social de l’habitat étant pluriethnique. Dix langues sont parlées, certaines avec des fonctions similaires, d’autres avec des fonctions spécifiques; chaque locuteur dispose ainsi d’un répertoire premier qui comprend la langue propre à son ethnie, la langue de ses débuts dans l’apprentissage de la parole, la langue courante des usages quotidiens, langues qui ne coïncident pas nécessairement, et un répertoire de langues secondes qui remplissent les fonctions d’intégration régionale (communication interethnique), nationale, religieuse, etc., où apparaissent d’autres langues encore que dans le répertoire premier.

Plurilinguisme, normes du groupe et valorisation des langues

L’ordre d’apprentissage des langues, l’âge où elles sont acquises, l’étendue de la connaissance éventuelle de la langue écrite sont généralement déterminés chez chacun par la société à laquelle il appartient. La répartition prévalente de l’emploi des langues en présence entraîne une mise en hiérarchie mais aussi des jugements qui affectent leurs pratiques, le bi- ou le plurilinguisme, l’alternance, les interférences. Par exemple, au Canada, un accent franco-anglais dans l’emploi de l’anglais peut dans certains cas gêner la promotion sociale, alors qu’aux États-Unis il peut la favoriser.

Une langue peut faire naître chez ceux qui la parlent des sentiments de fidélité comparables aux sentiments qu’évoque l’idée de patrie ou celle de nation. Ils conçoivent leur langue comme une totalité, en opposition avec les autres langues, et lui accordent une position élevée dans une échelle des valeurs, une position qui demande à être «défendue». La langue devient un symbole et une cause. À cet égard, la forme écrite peut apparaître comme particulièrement précieuse. Cette représentation idéale des langues et les retentissements émotionnels qu’elle peut provoquer caractérisent la civilisation occidentale, à l’histoire de laquelle elle est profondément liée. Les pays dont on dit qu’ils sont en voie de développement tendent à s’en inspirer. Il est certain que les situations d’assimilation politique sensibilisent les groupes à ce qui fait leur originalité et en particulier aux qualités propres de leur langue, qui peut alors devenir le symbole et de l’appartenance au groupe et de l’intégrité de celui-ci. Mais, en Europe, les mobilisations que le déclin des emplois d’une «langue minorée» a pu entraîner sont généralement intervenues tardivement, à un moment où cette langue tendait à disparaître dans sa fonction de première langue des enfants. De plus, comme l’illustre l’irrédentisme linguistique du gaélique en Irlande, il ne suffit pas, comme on a longtemps pu l’espérer, qu’une langue soit reconnue et enseignée pour être pratiquée. Il ne suffit pas non plus de normaliser la pratique d’une langue, comme ce fut le cas pour le français au Québec, de prendre des mesures locales qui protègent ceux qui la parlent contre la discrimination économique, pour que soit remis en question un rapport de forces aussi défavorable à cette langue que peut l’être celui qu’offre le continent nord-américain, où elle se trouve face à l’anglais.

Cependant, les décisions humaines interviennent constamment dans la façon dont une langue, en se substituant à une ou plusieurs autres, devient langue commune. La prédominance du français en France fut assurée non seulement par l’édit de Villers-Cotterêts (1535) qui en fit la langue de la juridiction, par la Révolution qui en fit la «langue nationale», mais aussi par la politique scolaire de Jules Ferry et le service militaire obligatoire. Dans le mouvement de construction de l’État israélien, les efforts accomplis pour favoriser l’extension de l’hébreu moderne, parlé au départ par une minorité d’individus et qui n’était la langue première d’aucun d’entre eux, ont été couronnés de succès. La valeur symbolique de l’hébreu contemporain est renforcée par sa fonction dans l’unification d’une population qu’une immigration incessante de personnes d’origines linguistiques diverses peut sembler menacer d’un chaos plurilingue. Il est probable que, dans ce cas particulier, l’extension de la langue bénéficie d’un atout linguistique: la forme de tous les verbes et de la grande majorité des noms est fondée sur un nombre relativement limité de racines (quelque 3 000 dans un dictionnaire usuel). À l’intérieur d’un tel lexique, les arrangements phonologiques sont exploités au maximum et l’intégration phonologique des emprunts est difficile, du fait de l’homonymie souvent inévitable avec les formes qui existent déjà.

Plus généralement, la capacité d’un groupe de langue minoritaire à conserver sa langue, en dépit de la pression d’une autre langue, ne dépend pas de la structure de la langue première. Il est certain que, dans un monde industrialisé où la diffusion d’une langue dépend de moyens techniques coûteux (impression de textes et en particulier de manuels scolaires, émissions radiophoniques et télévisées), les petits groupes linguistiques sont désavantagés. Mais nous savons aussi que même de très grands groupes finissent par céder le terrain de leur langue: on le voit avec les langues d’oc en France.

3. Psychologie du langage

La recherche dans le domaine des conduites humaines subit de profondes transformations dues particulièrement à l’impact de l’ethnologie et à celui de la psychanalyse. Peu sensibles encore dans les études du plurilinguisme, celles-ci restent largement le champ d’une expérimentation aux résultats fragiles, difficiles voire impossibles à généraliser. Les débuts du langage chez l’enfant, les modèles du fonctionnement psychique et les processus de la cohésion sociale définissent le champ des questions principales que l’on peut poser aujourd’hui.

Acquisition du langage et apprentissage des langues

Il est généralement admis aujourd’hui que la manière dont un enfant apprend à parler dans une situation linguistique complexe ne diffère pas fondamentalement de celle qui se réalise dans une situation unilingue, en particulier en termes quantitatifs de comparaison (courbes d’acquisition du vocabulaire, acquisition des schèmes syntaxiques, etc.). D’un point de vue qualitatif, on est conduit à pondérer la notion de complexité: tout réseau langagier est complexe par les variétés, les registres, l’ensemble des nuances que la socialisation requiert et qui sont à la fois les révélateurs de formations sociales et leurs supports identificatoires. L’affectation de tels indicateurs à deux ou plusieurs langues, plutôt qu’à une seule, peut éventuellement faciliter, chez l’enfant, leur discrimination et leur apprentissage. Plus fondamentalement, cependant, l’enfant découvrira, par son engagement même dans le maniement du langage et dans les discours, quelle est sa place dans l’ordre des alliances et de la parenté en tant que fils ou fille de..., mais aussi par rapport à l’ensemble des valeurs que représentent par exemple les identités de fille ou de garçon. Le rapport au langage engage celui qui parle dans la communication – c’est le critère généralement adopté en linguistique –, il l’engage aussi en tant que sujet qui ne saurait énoncer sans que se signifie son état de parlant. Par-delà les variantes du type de situation uni-, bi- ou plurilingue, la spécificité humaine est alors en cause et nous interroge. Une psychologie clinique de la bilingualité pourrait trouver dans de telles propositions les assises à des formulations qui viseraient à préciser la part des conditions bi- ou plurilingues dans la formation des névroses.

Font pendant à un tel point de vue clinique les questions et les formulations issues de l’étude des comportements. Les travaux des neurologues qui ont étudié les effets des lésions cérébrales sur le langage des unilingues et des bilingues suggèrent qu’il existe des zones cérébrales spécialisées pour les fonctions linguistiques et que la facilité d’apprendre des langues serait inversement proportionnelle à l’âge. Jusque vers l’âge de dix ans, l’enfant aurait des possibilités bien supérieures à celles de l’adulte pour apprendre une seconde langue ou même plusieurs. Ces premiers résultats, dont le bien-fondé doit être établi avec plus de rigueur, ont donné lieu à des conclusions opposées. Pour les uns, ils prouvent que le bilinguisme précoce ne peut pas être un mal mais qu’il est le seul bilinguisme facile. Pour les autres, ces mêmes résultats servent d’argument à la défense de l’unilinguisme chez l’enfant, au nom du respect de ses capacités de développement. La première langue remplirait pour l’enfant des fonctions qui ne peuvent être ni partagées, ni prises en charge ultérieurement par une autre langue. L’expérience prouve qu’il convient de nuancer de telles affirmations. Dans des conditions de migration, par exemple, la première langue acquise peut être oubliée à cause de la pratique continuelle et exclusive de la langue du pays d’adoption. Il est peu probable cependant qu’une personne renoue avec d’autres langues les liens affectifs qui l’attachaient à sa première langue. Une différence fondamentale sépare l’acquisition du langage par l’enfant de tous les apprentissages ultérieurs: aucun adulte ne saurait apprendre une langue dans les conditions de dépendance qui sont celles de la petite enfance, ni reproduire les modalités du premier exercice du langage de l’enfant pour s’en servir éventuellement à des fins d’enseignement.

Typologie du fonctionnement bilingue

Un certain nombre d’observations empiriques concordent pour suggérer l’hypothèse de deux catégories de bilingues. Les uns ont appris leurs deux langues en référence à un même ensemble sémio-culturel, les autres en référence à deux ensembles différents. Cette hypothèse a trouvé l’appui d’une théorie psycholinguistique, la théorie de la médiation sémantique. Aux deux catégories de bilingues évoquées, elle fait correspondre deux types de fonctionnement intrapsychique. Dans le premier, le type ou le système composé, deux ensembles de signes linguistiques appartenant à deux langues différentes, ont en commun un même ensemble de processus de médiation sémantique, alors que dans le second, le type ou système coordonné, ils correspondent chacun à un ensemble médiateur particulier. Grossièrement, cette typologie repose sur le postulat selon lequel deux unités linguistiques cheval/Pferd , reliées à la même expérience perceptive, ont les mêmes potentialités sémantiques, deux unités maison/igloo , reliées à des expériences différentes, ont des potentialités différentes.

Le système composé caractériserait le bilinguisme de l’enfant qui grandit dans un milieu où les deux langues sont parlées par les mêmes personnes et dans les mêmes situations de manière interchangeable. La méthode indirecte d’enseignement de la seconde langue, par l’intermédiaire de la première à laquelle on se réfère par traduction, aboutit également à un type composé de bilinguisme. Les virtualités d’interférence y sont élevées. Il est question alors de perméabilité ou de bilinguisme perméable , le système médiateur unique entraînant une contagion entre le fonctionnement des deux langues, qui se répercuterait également au niveau de la phonologie, de la syntaxe et du lexique. Au contraire, dans le cas du bilinguisme coordonné, la séparation des deux systèmes sémantiques faciliterait le maintien séparé du fonctionnement des deux systèmes linguistiques. Il est question alors de bilinguisme étanche . Ce système caractériserait le bilinguisme de l’enfant qui parle une langue dans sa famille et une autre à l’école, dans des conditions qui rendent difficile, voire impossible, de les mettre en correspondance.

La typologie composé/coordonné a fait l’objet de diverses vérifications expérimentales, sans être cependant jusqu’ici confirmée de façon décisive. Elle prête le flan à la critique par sa définition étroitement référentielle de la signification, que l’on sait aujourd’hui devoir décrire en termes de contexte, comme par son ignorance des théories récentes de la mémoire du langage qui font une place importante à l’autonomie psychique du signifiant. Enfin, elle ne permet de faire aucune hypothèse sur les processus grâce auxquels le bilingue réussit des transitions aussi immédiates et fréquentes que celles du discours alterné.

Mesures de la bilingualité

La définition de critères purement comportementaux a été tentée pour déterminer quelle est la langue «dominante» d’un bilingue et pouvoir, une fois cette prééminence établie, en étudier diverses conséquences. Des tests de complexité variable ont été mis au point pour déterminer cette prééminence. Ils sont fondés sur des mécanismes psychologiques divers, tels que la vitesse relative de réponse, compte tenu du type d’informations à transmettre et d’un indice de correction de la réponse. On a pensé pouvoir déterminer dans quelle langue «pensait» un bilingue en le faisant répondre par des associations à des mots stimuli présentés au hasard dans l’une ou l’autre langue. Les résultats de telles épreuves ont été mis en rapport avec un ensemble de facteurs caractérisant le bilinguisme dans chaque cas particulier. Les principaux facteurs à prendre en considération sont la compétence relative dans les deux langues au moment de l’investigation, les modalités d’emploi des différentes langues pratiquées, leur ordre d’acquisition et l’âge auquel chacun des apprentissages s’est effectué, leur unité relative pour les différents types de communication nécessités couramment, le rôle respectif que le sujet leur reconnaît pour la promotion sociale en général et pour la sienne en particulier.

La faiblesse la plus importante des tentatives de ce qui est qualifié de «mesures de la bilingualité» réside dans l’idée qu’il suffirait de «mesurer» la compétence dans chacune des deux langues. Or on a pu montrer, chez le jeune enfant en tous les cas, que la bilingualité n’était pas réductible à la somme de deux états unilingues mais qu’elle favorisait la mise en jeu d’expériences de type métalinguistique.

Plurilinguisme et conduites sociales

La psychologie collective et celle des sujets rejoignent ici l’étude des rapports entre langage et société dont nous avons déjà rendu compte. Des travaux plus spécifiquement psychologiques ont montré la force des préjugés à l’égard des langues. Par exemple, dans une expérience entreprise au Canada, les sujets donnent une appréciation favorable sur des personnes dont ils écoutent la voix enregistrée en anglais et une appréciation défavorable sur celles dont ils écoutent la voix en français. Or les voix enregistrées à leur insu étaient celles des mêmes personnes. Il est intéressant de noter que les voix françaises donnent lieu aux mêmes stéréotypes négatifs de la part des Canadiens anglais et français, ce qui montre que, dans ce cas, ce sont les normes du groupe statistiquement dominant qui sont à l’œuvre.

Tout acte de parole peut être considéré comme un acte d’identité, même si c’est par un trait qui échappe au contrôle du locuteur. Un accent régional peut être déviant par rapport à la métropole mais conventionnel et attendu dans la région en question, où il est l’expression d’une identité de groupe dans la mesure où il renforce les liens entre les membres de celui-ci. L’adulte qui apprend une nouvelle langue perd difficilement son accent premier à cause de la prégnance des schèmes intonatoires acquis, mais aussi parce que sa prononciation traduit des aspects de son identité.

Plus généralement, les processus d’identification établissent la liaison entre les modalités de l’assujettissement singulier de chacun et l’ensemble des objectifs collectifs qui lui sont proposés. En Bretagne, on peut rencontrer aujourd’hui des familles où les grands-parents ne parlent que le breton, leurs petits-enfants que le français, la génération intermédiaire étant bilingue. Lors d’une telle révolution à l’échelle d’une population, non seulement l’ancienne langue disparaît, mais elle devient l’objet d’une honte par opposition à la nouvelle qui est associée à l’ascension sociale et à l’idée de progrès. Pourquoi cette honte? La scolarité des enfants exige des parents le sacrifice de leur langue propre, métaphoriquement qualifiée de maternelle; c’est à travers leurs enfants qu’ils sont sollicités et ce sont les enfants qui sont voués à l’autre culture. Il conviendrait de s’interroger sur quels ressorts subjectifs s’appuient les exigences du pouvoir et sa réussite. La soumission, en matière d’emploi des langues, est bien loin de ne résulter que d’un rapport de forces. Toute langue nous trahit quelque part, mais le bilingue est en mesure de construire un fantasme qui le met à l’abri de cette trahison: une langue existe, celle qui est perdue, ou délaissée, ou opprimée, qui donnerait de lui la véritable équation. La perte qui, face à la langue, impose sa marque à tout être parlant peut être rationalisée par lui comme le résultat d’un clivage entre deux ensembles, linguistiques, culturels, généralement politiquement scindés.

plurilinguisme [ plyrilɛ̃gɥism ] n. m.
• 1956; de plurilingue, d'apr. bilinguisme
Didact. Situation d'une personne, d'une communauté plurilingue.

plurilinguisme nom masculin Situation d'un individu, d'un groupe plurilingue. ● plurilinguisme (synonymes) nom masculin Situation d'un individu, d'un groupe plurilingue.
Synonymes :

plurilinguisme
n. m. Didac.
d1./d Fait, pour un individu, d'utiliser plusieurs langues. Syn. multilinguisme.
d2./d Situation linguistique d'une région ou d'un pays dans lesquels plusieurs langues coexistent. La gestion du plurilinguisme consiste, pour un pays, à mette en valeur l'identité culturelle et sociale de chacune de ses langues par une politique de promotion équilibrée.
|| Plurilinguisme d'état: situation d'un pays dans lequel les langues coexistantes ont toutes un statut officiel. En Suisse, le plurilinguisme d'état impose un usage équilibré du français, de l'allemand, de l'italien et du romanche. (V. encycl. bilinguisme, linguistique et langue.)

plurilinguisme [plyʀilɛ̃gɥism] n. m.
ÉTYM. D. i. (XXe); de plurilingue, d'après bilinguisme.
Didact. Situation d'une personne, d'une communauté plurilingue.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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